L'écriture ou la vie - Jorge Semprun
Edition : Gallimard
Parution : Janvier 1995 (Folio : septembre 1996)
Déporté à Buchenwald, Jorge Semprun est libéré par les troupes de Patton, le 11 avril 1945.
L'étudiant du lycée Henri-IV, le lauréat du concours général de philosophie, le jeune poète qui connaît déjà tous les intellectuels parisiens découvre à Buchenwald ce qui n'est pas donné à ceux qui n'ont pas connu les camps : vivre sa mort.
Un temps, il va croire qu'on peu exorciser la mort par l'écriture. Mais écrire renvoie à la mort. Pour s'arracher à ce cercle vicieux, il sera aidé par une femme, bien sûr, et peut-être par un objet très prosaïque : le parapluie de Bakounine, conservé à Locarno.
Dans ce tourbillon de la mémoire, mille scènes, mille histoires rendent ce livre sur la mort extrêmement vivant. Semprun aurait pu se contenter d'écrire des souvenirs, ou un document. Mais il a composé une oeuvre d'art, où l'on n'oublie jamais que Weimar, la petite ville de Goethe, n'est qu'à quelques pas de Buchenwald.
Mon impression :
L’écriture ou la vie est un récit, grave, douloureux ; une réflexion profonde sur le pouvoir et le devoir de transcrire, même l’indicible. C'est une autobiographie concise, d'une précision presque maniaque dans le détail des pensées, des digressions et leur pourquoi.
Avant sa déportation à Buchenwald en Janvier 44, Jorge Semprun savait déjà qu’il souhaitait écrire. Il avait composé quelques poèmes et ses études de philosophie ainsi que ses convictions politiques l’amenaient régulièrement à digresser, convaincre, transmettre ce qu’il comprenait, ressentait, etc.
Après sa libération du camp en avril 45, il sait qu’il peut, voire même qu’il doit, témoigner, raconter. Mais il ne sait pas comment et encore moins dans l’instant d’une vie, d’une survie où il tente de vivre, de se réapproprier la vie, de la réapprendre. Il est, et on le serait à moins, fragile, désorienté :
« …je savais fort bien, après 3 mois d’expérience, à quel point le bonheur de vivre m’était fragile. A quel point il me fallait m’efforcer de tout mon cœur pour m’y tenir. »
Il espérait trouver la force, un jour. Sachant que ce n’est pas forcément à chaud que l’on peut être le plus crédible. Il pensait pouvoir décrire, en passant par la fiction, la sachant moins brutale sans être édulcorée.
L’écriture lui est-elle indispensable comme il le sent ou au contraire, est-elle torture comme elle le lui prouve ?
« Je ne possède rien d’autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l’exprimer, la porter en avant. Il faut que je fabrique la vie avec toute cette mort. Et la meilleure façon d’y parvenir, c’est l’écriture. Or celle-ci me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie. Voilà où j’en suis : je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture m’interdit littéralement de vivre. »
Il va donc, en premier lieu, chercher le repos, pas seulement physique, mais le repos intellectuel, celui de l’âme. Sujet à des angoisses nocturnes, à des réveils en sursaut, il décide de survivre par l’oubli. Il trouve ce dernier ou tout du moins un simulacre de ce dernier, dans son corps, dans le désir, dans la nourriture. En 1947, il abandonne toute velléité d’écriture, pour rester en vie, car chaque tentative repousse son oubli et le ramène, inexorablement dans les collines de l’Ettersberg, dans le camp, près du crématoire : « …j’essayais de survivre à l’écriture qui me rongeait l’âme. »
En 1961, il publie enfin « Le grand voyage », abandonné 16 ans plus tôt : « … si j’avais réussi à écrire, du moins, l’un des récits possibles de l’expérience d’autrefois, inépuisable par essence – , je payais cette réussite, qui allait changer ma vie, par le retour en force des anciennes angoisses.»
Il écrira d’autres fictions, en abandonnant puis en reprenant. Réécrivant, obstinément, ces souvenirs et cette souffrance qui s’imposent à lui. Lors d’une de ses tentatives naîtront les prémices de ce livre-ci, en 1987. Mais ce n’est qu’après être retourné à Buchenwald qu’il le terminera, en 1992.
« La seule ascèse possible de l’écrivain n’est-elle pas à chercher précisément dans l’écriture, malgré l’indécence, le bonheur diabolique et le malheur rayonnant qui lui sont consubstantiels ? »
Un témoignage fort où l’amour de l’auteur pour les écrits et les poèmes va au-delà des idéologies, des pays et des hommes.
Jorge Semprun est décédé le 7 juin 2011 à 87ans.