L'autre fille - Annie Ernaux
Edition : Nil
Parution : Mars 2011
Yvetot, un dimanche d'août 1950. Annie a dix ans, elle joue dehors, au soleil, sur le chemin caillouteux de la rue de l'Ecole. Sa mère sort de l'épicerie pour discuter avec une cliente, à quelques mètres d'elle. La conversation des deux femmes est parfaitement audible et les bribes d'une confidence inouïe se gravent à jamais dans la mémoire d'Annie. Avant sa naissance, ses parents avaient eu une autre fille. Elle est morte à l'âge de six ans de la diphtérie. Plus jamais Annie n'entendra un mot de la bouche de ses parents sur cette sœur inconnue. Elle ne leur posera jamais non plus une seule question. Mais même le silence contribue à forger un récit qui donne des contours à cette petite fille morte. Car forcément, elle joue un rôle dans l'identité de l'auteur. Les quelques mots, terribles, prononcés par la mère ; des photographies, une tombe, des objets, des murmures, un livret de famille : ainsi se construit, dans le réel et dans l'imaginaire, la fiction de cette " aînée " pour celle à qui l'on ne dit rien. Reste à savoir si la seconde fille, Annie, est autorisée à devenir ce qu'elle devient par la mort de la première. Le premier trio familial n'a disparu que pour se reformer à l'identique, l'histoire et les enfances se répètent de manière saisissante, mais une distance infranchissable sépare ces deux filles. C'est en évaluant très exactement cette distance que l'auteur trouve le sens du mystère qui lui a été confié un dimanche de ses dix ans.
Voici une lettre qui ne laissera personne indifférent.
Témoignage pudique de l’auteur, redevenue la petite fille qui apprend incidemment lors d’une conversation entre sa mère et une voisine, qu’avant elle, il y en avait une autre : une sœur, gentille, presque sainte, morte…tout son contraire, ou presque.
« A la fin elle dit de moi : « elle était plus gentille que celle-là. » Celle-là, c’est moi. »
Le cheminement de cette nouvelle mettra des années à forcer le passage du conscient et à s’affirmer comme une vérité. Réalité cachée dont on ne parle pas en famille à cette deuxième enfant.
C’est une lettre écrite avec le cœur, avec les tripes, qui dénonce la cruauté des non-dits, l’incompréhension malgré une perception enfantine déjà très fine et la portée de paroles d’apparence anodines qui n’étaient pas destinées à être interprétées de cette manière.
Pour l’auteur, l’approche de cette mystérieuse sœur que personne n’évoque ne peut s’appréhender que d’une seule manière : si elle avait vécu, elle-même n’aurait eu aucune place dans ce monde, dans cette famille, dans les bras de ses parents, de sa mère.
« Leur volonté de n’avoir qu’un seul enfant affichée dans leurs propos – on ne peut pas faire pour deux ce qu’on fait pour un – impliquait ta vie ou la mienne, pas les deux. »
Ce dilemme est terrible, violent, cruel et très présent tout au long de la lettre mais sans pathos.
Quand quelques années plus tard, les parents devineront que cette Autre sait, ils n’en diront pas plus et elle, se rend compte qu’elle ne le souhaite pas ou plus.
« Je ne leur reproche rien. Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. »
Annie Ernaux est persuadée que son écriture est née de là. De cette sœur cachée, disparue avant sa venue au monde, cette sœur à la fois redoutée et aimée. Repoussée, envisagée, irréelle, présente et fantomatique.
« Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. »
Ainsi, elle a trouvé sa place.