L'art français de la guerre - Alexis Jenni
Parution : Août 2011
Edition : Gallimard
Prix Goncourt 2011
J'allais mal; tout va mal; j'attendais la fin. Quand j'ai rencontré Victorien Salagnon, il ne pouvait être pire, il l'avait faite la guerre de vingt ans qui nous
obsède, qui n'arrive pas à finir, il avait parcouru le monde avec sa bande armée, il devait avoir du sang jusqu'aux coudes. Mais il m'a appris à peindre. Il devait être le seul peintre de toute
l'armée coloniale, mais là-bas on ne faisait pas attention à ces détails. Il m'apprit à peindre, et en échange je lui écrivis son histoire. Il dit, et je pus montrer, et je vis le fleuve de sang
qui traverse ma ville si paisible, je vis l'art français de la guerre qui ne change pas, et je vis l'émeute qui vient toujours pour les mêmes raisons, des raisons françaises qui ne changent pas.
Victorien Salagnon me rendit le temps tout entier, à travers la guerre qui hante notre langue.
Le narrateur découvre, à travers la rencontre avec Victorien Salagnon, un ancien militaire devenu peintre, cinquante ans d'histoire militaire de la France. Il fait le récit de leur amitié et
s'interroge sur la France contemporaine.
« La peinture d’encre tend à être la trace avant-dernière du souffle, l’ébranlement léger de l’air au moment du murmure, juste avant qu’il s’éteigne. Je veux ceci : garder mouvement de la parole avant qu’elle ne s’arrête, conserver trace du souffle au moment où il s’évanouit. L’encre me convient. »
Ce roman est dense et exigeant. Il mérite toutefois qu’on lui donne le temps de lecture nécessaire qu’il demande.
Rencontre entre le narrateur qui habite Lyon (et donne de belles descriptions de la ville) et ne sait trop comment et où diriger sa vie et Victorien Salagnon, ancien résistant, mais aussi ancien para des guerres d’Indochine et d’Algérie, peintre, calligraphe amateur et doué.
C’est grâce à cet art qu’il va s’introduire dans la vie du narrateur, et inversement.
Cette pratique artistique lui a toujours permis une certaine distance avec les actes, les faits et les atrocités dans lesquels il a baigné pendant 20 ans de guerres dont il n’est pas de bon ton de trop parler.
Cependant une certaine complicité l’encourage à témoigner auprès du narrateur qui en échange de cours de peinture, écrira son témoignage.
« Les guerres sont simples quand on les raconte, soupira Salagnon. Sauf celles-là que nous avons faites. Elles sont si confuses que chacun essaie de s’en sortir en donnant un petit roman plaintif, que personne ne raconte de la même façon. Si les guerres servent à fonder une identité, nous nous sommes vraiment ratés. Ces guerres que nous avons faites, elles ont détruit le plaisir d’être ensemble, et quand nous les racontons, maintenant, elles hâtent encore notre décomposition. Nous n’y comprenons rien. Il n’y a rien en elles dont nous puissions être fiers ; cela nous manque. Et ne rien dire ne permet pas de vivre. »
Ce témoignage, le nerf de la guerre de ces guerres, sera entrecoupé des commentaires du narrateur, de ses pensées comme des faits contemporains auxquels il rapproche les faits anciens, ancrés dans les gènes de notre pays.
Ce parallèle avec les faits actuels dans la France d’aujourd’hui relève des ressentis profonds de l’auteur et d’un sens exacerbé de l’observation. Il les expose comme il les voit sans s’engager dans une position politique ou tenter de donner de quelconques solutions aux problèmes.
« J’avais mal, je souffrais d’angine nationale, d’une grippe française qui tord la gorge, d’une maladie qui enflamme l’intérieur du cou, qui attaque l’organe précieux des paroles et fait jaillir ce flot de verbe, le verbe qui est le vrai sang de la nation française. La langue est notre sang, elle s’écoulait de moi. »
Ce roman soulève bien des questions dans la tête du lecteur mais l’auteur ne cherche pas à y répondre en lieu et place. Rien de manichéen donc, sous sa plume. Les faits sont exposés de part et d’autre, s’imbriquent et se composent les uns dans les autres loin des jugements et extrapolations.
Ce récit est entrecoupé d’anecdotes, de rencontres, de faits et de digressions. Pour ma part j’y ai découvert des moments d’une Histoire que je connaissais peu ou mal, ou bien encore sous un jour différent de celui qu’on avait voulu m’enseigner.
Ce roman est d’une lecture sans doute plus masculine que féminine, malgré tout il m’a profondément plu.
A la suite d’une rencontre / débat avec Alexis Jenni à Lyon, une autre dimension s’est dégagée de cette lecture, lui donnant une amplitude différente, éclairant parfois ce que je n’avais qu’entraperçu.
Monsieur Jenni a un grand sens de l’humour, une simplicité et une belle spontanéité que l’obtention du Goncourt n’a pas l’air d’avoir dénaturé.